L’open data renforce-t-il le risque de désintermédiation ?

Mercredi dernier, j’ai emmené mon fils au cinéma. Pour préparer notre sortie j’ai recherché les horaires de cinéma. Google m’a proposé – avant les résultats des sites web correspondant à ma requête – la liste des films projetés actuellement dans ma ville, et un simple clic m’a permis de voir les prochaines séances. 

Les horaires des films à Rennes (Google Movies)

Les horaires des films à Rennes (Google)

A aucun moment je n’ai quitté la page du moteur de recherche, j’ai obtenu l’information recherchée sans consulter ni le site du cinéma, ni les multiples intermédiaires tels qu’Allociné ou Cinéfil.com.

En tant qu’utilisateur, j’ai trouvé le service plutôt pratique (et en tant que père j’ai passé un bon moment avec mon fils). Mais pour nombre d’acteurs que je rencontre (des entreprises, mais aussi des acteurs publics) cela représente plutôt un bien mauvais signal.

Cela s’appelle de la désintermédiation, ou plutôt une nouvelle intermédiation par un nouvel acteur. Le risque de désintermédiation est donc une réalité et ne se réduit pas à la discussion sur la position de Google et autres dans l’économie numérique. L’open data est-il un facteur d’accélération de cette désintermédiation ? Après tout, ouvrir des données data facilite l’émergence de services tiers, c’est même souvent l’un des objectifs recherchés.

Dit autrement : est-on en train de faire entrer le loup dans la bergerie ? (Même si en l’occurence on est toujours l’agneau de quelqu’un d’autre, tout dépend du contexte…).

1 – Le risque de désintermédiation cela concerne tout le monde (faites-vous dépister !)

Imaginons quelques scénarii pour illustrer les différentes formes du risque.

Ce matin je veux aller à la piscine, je consulte donc les horaires via l’application mobile développée dans la cadre d’un concours open data. L’après-midi je veux acheter un billet de train et mon moteur de recherche favori me propose, en plus des horaires et de l’information sur la ponctualité de mon train (des données aujourd’hui ouvertes…), un achat direct en ligne. A un autre moment de la journée je consulte mes comptes bancaires via un service tiers développé lui aussi à partir de données mises à disposition (pas en open data certes, mais plutôt en mode API semi-ouverte,… ).

Plaçons nous maintenant du côté de ceux qui ont ouvert les données.

Le service des sports de ma ville vient de mettre en place un nouveau service de paiement via une carte sans contact et il aimerait bien m’en informer. Et pour celà le plus simple serait que je consulte les horaires directement sur le site de la municipalité.

L’opérateur de transport lui aussi aimerait ne pas perdre la relation client, et surtout pas sur la partie distribution de son métier. Enfin ma banque, qui voyait plutôt d’un bon oeil l’émergence de services complémentaires commence à se poser des questions. Surtout depuis qu’un nouveau service en ligne, développé par des plus malins qu’elle, a carrément désintermédié la relation client et me propose une assistance de très bon niveau (une sorte de super assistant personnel à qui j’ai confié les clés de ma banque en ligne).

Le risque de désintermédiation ne concerne d’ailleurs pas que la relation à l’usager ou au client. Quand le service de la mobilité urbaine du Grand Lyon explique qu’il ne veut pas que l’ouverture des données aboutisse à des usages contraires à ses objectifs de politique publique, il ne dit pas autre chose (même si les termes sont différents).

Dernier exemple : les autorités organisatrices des transports ont elles aussi peur de se faire désintermédier par la SNCF … et par Google à la fois !

2 – Un risque vieux comme l’Internet : les désintermédiateurs d’aujourd’hui sont les désintermédiés de demain

Les chaînes d’hôtellerie, les compagnies aériennes, les exploitants de salles de cinéma, … Tous ces acteurs économiques (et bien d’autres) ont connu ces phénomènes de désintermédiation. Certains sont directement imputables au web (on pense à l’émergence des comparateurs de prix dans l’aérien), d’autres sont plus anciens que l’Internet (l’invention du traitement de texte sur les ordinateurs personnels a désintermédié la sécretaire à qui l’on demandait autrefois de rédiger les courriers…).

Il me semble que chaque cycle technologique « rebat les cartes » de l’intermédiation. Prenons l’exemple du groupe hôtelier Accor (qui possède plusieurs marques, de l’Ibis au Sofitel). Qui vend aujourd’hui des nuits d’hôtels en ligne ? Les sites Booking.com, Hotels.com, les partenaires de TripAdvisor mais aussi voyages-sncf.com …

Bref le web a bien désintermédié les canaux de distribution installés. Cependant, le groupe Accor a su voir dans le mobile une opportunité pour se ré-intermédier : avec ses applications officielles, il peut à nouveau vendre directement à ses clients (et qui plus est aux clients les plus fidèles à sa marque).

Il n’est donc pas interdit de penser que les désintermédiateurs d’aujourd’hui seront les désintermédiés de demain.

L'infobox Google fournit directement l'adresse, le numéro de téléphone et l'itinéraire

L’infobox Google fournit directement l’adresse, le numéro de téléphone et l’itinéraire

Les premiers à souffrir de la désintermediation proposée par le moteur de recherche sont précisement les nouveaux intermédiaires qui se sont développés avec le web. Si l’on reprend l’exemple des horaires de cinéma, les perdants potentiels sont davantage à chercher du côté d’AlloCiné, de Cinéfil, de Pariscope, voire des Pages Jaunes ou Mappy (Google propose le numéro de téléphone et le plan d’accès au cinéma directement dans une infobox  – voir ci-contre). Tout compte fait, ce n’est peut-être pas une si mauvaise opération pour l’exploitant d’un réseau de salles de cinéma…

Un dernier exemple – prospectif celui-là- pour illustrer le caractère dynamique de la désintermédiation. Quand Apple introduit la fonction de reconnaissance vocale Siri dans ses téléphones, c’est Google lui-même qui est menacé de désintermédiation : si je peux obtenir, par la parole, les horaires de séance de cinéma, plus besoin (pour ce cas précis) du moteur de recherche qui paraît aujourd’hui incontournable. (Nota : l’émergence des Google Glass peuvent aussi se lire avec cette grille de lecture).

3 – Chaque cycle technologique rebat les cartes de l’intermédiation, et l’open data en est un …

Comment considérer la question du partage de la donnée à la lumière de ce risque de désintermédiation ?

Le premier élément de réponse est à chercher du côté du mix possible en matière de partage de la donnée. Il ne s’agit pas de tout ouvrir (ou à l’inverse) de ne rien ouvrir. Il faut plutôt identifier les données – et leurs modes de partage – qui présentent le meilleur ratio démultiplication de l’effet réseau / risque de désintermédiation.

A ce titre je vous invite à relire le billet que j’avais consacré il y a quelques mois aux univers de diffusion des données. Amazon par exemple a bâti une partie de son succès sur une politique de demi-ouverture des données, via des API. On peut facilement intégrer un « morceau» du catalogue de produits d’Amazon sur n’importe quel blog ou site web. Les partenaires d’Amazon disposent aussi d’une visibilité assez détaillée sur les ventes réalisées via « leur » canal de distribution.

Cette stratégie a permis au libraire en ligne de profiter à plein des phénomènes d’externalités de réseau. Qui peut dire en l’espèce que le partage des données a accru le risque de désintermédiation pour Amazon ?

Bien au contraire, cette politique participe de la capacité d’Amazon à désintermédier les réseaux de distribution de produits (culturels)…

Dans ce travail d’identification des données bonnes à ouvrir et partager, on pourra notamment jouer sur les critères de segmentation couramment utilisés dans le domaine de la data : données chaudes / données froides, données descriptives du service / données de tarification, de transaction ou de relation client, …

Parmi les pistes identifiées, figure par exemple la possibilité d’intégrer un module de vente (par exemple de billets de train) qui serait réservé aux seules applications tierces labellisés… Un moyen de jouer à la fois la démultiplication de l’effet réseau via l’open data et de préserver la relation client.

4 – Où est le problème ?

« Le problème ce n’est pas tant la question de l’intermédiaire que celle du partage de la valeur » me faisait judicieusement remarquer mon sparring- partner Louis-David Benyayer (WithoutModel) alors que nous discutions de ce sujet. Et de me citer de multiples exemples (hors de l’économie numérique) d’acteurs qui ont fait évoluer leur position dans la chaîne de la valeur (Décathlon qui distribue de plus en plus ses propres produits, les acteurs de la grande distribution qui mettent en place les marques de distributeurs,… ).

Il me semble que ce n’est pas le moindre mérite de l’open data que de  poser cette question du partage de la valeur via les données. Où est la valeur dans les données (dans leur caractère brut, dans leur mise en perspective, dans leur combinaison, …) ? Comment la partage-t-on (avec qui, selon quelles conditions, avec une gouvernance ouverte ou fermée) ?