Big Data, Open Data, données personnelles ou collaboratives: force est de constater que les données peuplent les discours de l’économie numérique. Les métaphores fleurissent pour qualifier cette nouvelle matière première: le pétrole, l’or, le diamant brut, … Aucune d’entre elles ne permet de saisir ce qui constituent les données. Mais chacune de ces analogies charrie son lot de fantasme et d’imaginaire… Tour d’horizon d’une bien étrange matière première.
1 – Une matière première qui ne s’épuise pas, qui n’est pas détruite lorsqu’on la consomme
La première métaphore est celle de l’or noir, ou du pétrole. Fréquemment mise en avant, elle est notamment couramment utilisée par la commissaire européenne Nelly Kroes. Il y a plusieurs niveaux de lecture de cette comparaison avec le pétrole. D’un point de vue économique, comme l’a déjà souligné et argumenté Henri Verdier, l’analogie n’a guère de sens.
Le pétrole est une matière première qui tend à s’épuiser, alors que la donnée est aujourd’hui de plus en plus disponible – tout à la fois parce que nous en produisons une quantité de plus en plus importante (la « datafication » du monde) et parce que les coûts de stockage sont de plus en plus faibles. D’autre part, la donnée, contrairement à l’hydrocarbure, n’est pas détruite lorsqu’on la consomme. Difficile de faire avancer 2 voitures avec le même litre d’essence, tout à fait possible de faire mille usages simultanés de la même donnée brute… (aux conditions d’accès près, bien sur).
2 – La donnée, un actif stratégique et géopolitique ?
Mon second niveau de lecture n’est pas économique, mais plutôt métaphorique. Derrière l’analogie avec le pétrole, il y a aussi l’idée que les données représentent un gisement de richesses à exploiter et qu’elles pourraient redistribuer les cartes entre les Etats (et les entreprises). Il est clair aujourd’hui que les pays producteurs d’hydrocarbures sont, au niveau mondial, dans une position géostratégique favorable. Du recrutement du PSG à la création de la chaîne sportive BeInSport, tout le monde voit concrètement ce que l’on peut faire avec des pétrodollars plein les poches …
Pris dans ce sens métaphorique, l’idée de la donnée comme nouveau pétrole est plus intéressante. D’autant plus que la donnée personnelle est, PRISM mis à part, aujourd’hui plutôt un actif détenu par des acteurs non étatiques. Dit autrement: si la donnée personnelle est le carburant de l’économie numérique, alors les GAFA (Google, Amazon, Facebook et Apple) sont l’OPEP de demain… Avec tout ce que celà implique au niveau de la gouvernance internationale, de la souveraineté des Etats, etc… Le bras de fer entre Google et les CNIL européennes ne serait alors qu’un galop d’essai par rapport aux conflits à venir (bref, on a pas fini de rigoler…).
3 – Une matière première dont la valeur est plutôt dans la circulation que dans le stockage
Seconde métaphore utilisée: la mine d’or. Comme le pétrole, l’or est une ressource rare. Mais c’est aussi une valeur étalon, une valeur refuge. C’est là une différence majeure avec la donnée: la thésaurisation de l’or fait sens. La Banque de France stocke par exemple dans ses sous-sols près de 2500 tonnes du métal précieux, représentant une valeur de plus de 100 milliards d’euros. A l’inverse, la donnée stockée ne prend de la valeur que lorsqu’elle circule, qu’elle est utilisée. Il n’est pas acquis non plus que la donnée prenne systématiquement de la valeur quand le temps passe…
A titre d’exemple: le fichier clients des magasins Virgin a été attribué, dans le cadre de la procédure de liquidation judiciaire de l’enseigne, à la FNAC. Cette dernière était la mieux-disante avec une offre à 54000 euros pour un fichier comprenant 1,6 million de clients. La valeur du dit-fichier n’augmente pas avec le temps, elle aurait plutôt une tendance inverse.
4 – Une matière première qui prend de la valeur quand on la transforme
Troisième métaphore convoquée dans les discours sur la donnée: celle du diamant brut. Le parallèle est plutôt valable dans la mesure où la donnée, comme le diamant, prend une très grande partie de sa valeur lors des opérations de transformation, de raffinage … La donnée brute possède intrinsèquement une valeur d’échange assez faible.
Une quatrième et dernière matière première – le blé – nous permettrait d’envisager une autre propriété des données : le potentiel de réutilisation. En effet, celui qui récolte la céréale peut la mettre dans le circuit de transformation (pour produire de la farine) ou la garder de côté pour la re-semer l’année suivante… On doit alors arbitrer entre un usage actuel et un usage futur.
5 – Des métaphores qui en disent long sur notre incapacité à saisir la valeur des données
On voit bien qu’aucune des métaphores présentées ici ne permet de saisir l’essence des données. Mais ce n’est peut-être pas là l’objectif recherché dans les discours. Le recours à la métaphore traduit à mon avis notre incapacité à saisir la valeur des données, à en percevoir les multiples dimensions.
Tout se passe comme si, confronté à un objet donnée non identifié, nous aurions besoin de nous référer à des choses bien connues, bien maîtrisées, au risque d’appliquer à des problèmes actuels d’anciennes grilles de lecture et de compréhension.
Au mieux, ces métaphores alimentent la machine à fantasme type ‘patrimoine immatériel à faire fructifier’ (suivez mon regard…). Au pire, elles nous empêchent de voir que les données posent des problèmes inédits, qui bousculent nos fonctionnements et nos économies, un peu à la manière dont les drones armés remettent en cause, par leur existence même, tout ce que l’on croyait savoir sur les lois de la guerre et la souveraineté des Etats… Non, décidément, rien n’est simple avec les données !